Chroniques de Kallumn IX: Le Journal

Je pense donc je suis, mais c’est aussi parce que je pense que je sais que je suis. Je commence mon journal par cette affirmation que je considère vraie, afin d’apaiser les plaintes de quiconque mettrait la main sur ces notes. Si vous découvrez qui je suis il se peut que vous en veniez à la conclusion que je ne pense pas et que je n’étais qu’un objet mis en mouvement par une force longtemps oubliée et avec une trajectoire prédéterminée. Il n’est rien de tel. Rassurez-vous, il m’arrive de penser. 

En l’occurrence je peux avec confiance affirmer que je pense que le journal est la forme de récit la plus pure qui soit. Je vous laisse le soin d’interpréter la définition de pureté. Le journal ne peut être modifié, ou du moins il ne devrait pas l’être. Il relate non seulement les faits vécus dans une période de temps restreinte, il dégage aussi les émotions brutes ressentis par son auteur. Ce document que vous tenez, je vous rassure, est bel et bien un journal et non un essai sur la beauté du Journal en tant que genre de récit. C’est le journal d’un homme, ou d’une femme, ou de ce que vous voulez; mais on va dire d’un homme car vous lecteur êtes certainement humain et que c’est bien connu que vous avez besoin de ce genre de repères. Donc il s’agit du journal d’un homme avec une passion pour les récits, et surtout les journaux écrits par des personnes longtemps oubliées, mais dont les mots peuvent transcender le temps, si tant est que quelqu’un se dévoue à les récupérer. 

Je suis cet homme et vous, humains, lisez mon journal. Je l’écris pendant même que j’erre à travers le paysage désolé de Kallumn, le monde de la nuit et qu’un vent glacial se mêle à ses ténèbres. 

Je resserre contre moi le manteau noir qui me protège du vent et me dissimule aux potentiels regards scrutateurs. Je marche à travers les ruines de ce qu’était autrefois Kallumn, l’intérieur du dôme désormais en ruine. Je croise des individus décharnés, je scrute leurs vêtements et quand ils me remarquent je les vois se recroqueviller sur eux-mêmes, s’enfoncer dans l’ombre de la nuit. Des âmes perdues. Certains détalent et je commence à m’étonner de leurs réactions quelque peu excessives, puis j’entends plus que je ne vois, la véritable source de leur peur. Des bruits de moteurs. Quiconque survit encore sur Kallumn sait qui possède les rares engins motorisés fonctionnels. Même sans le bruit de leurs engins, les Illuminateurs comme ils se nommaient, se faisaient remarquer par leurs hurlements distinctifs. Un croisement entre celui d’un loup agonisant et le cri perçant d’un aigle. Non pas que quiconque sur Kallumn sut ce qu’était aucun de ces deux animaux. 

Je me cache très vite à l’abri d’un vieux bâtiment, probablement peuplé par des âmes perdues mais que je ne pouvais distinguer à travers l’obscurité opaque qui y régnait et qui m’avait fait le choisir comme refuge. Je ne les voyais pas, et eux non plus ne me voyaient pas. Je me cachais des Illuminateurs, mais ces âmes perdues pouvaient se révéler tout aussi dangereuses. Un couteau dans le dos fait également mal, qu’il vienne d’un psychopathe pyromane ou d’un pauvre homme qui ne dirait pas non à un bon manteau même avec un trou dedans. Ma respiration se fit néanmoins haletante malgré mes efforts pour la calmer. J’entendis de légers gémissements quelque part dans l’obscurité, puis des murmures qui se voulaient réconfortants. Je me rendis compte que d’un autre point de vue, du leur, j’étais un inconnu invisible qui venait de débarquer dans leur refuge. “…à la fois chasseur et proie.” Je me remémore les écrits d’un des journaux déjà en ma possession. Les observations d’un homme qui n’avait pourtant connu la nuit qu’un bref instant. Ma résolution se raffermit, ces journaux sont importants; ma mission est importante. Je patientai là dans le noir, cerné par les hurlements des illuminateurs, et les pleures d’un enfant apeuré dans la nuit de cette planète oppressante. 

Les illuminateurs passèrent assez près pour que je puisse distinguer leurs formes éclairées par les étendards enflammés qu’ils portaient. Des visages humains déformé par des rictus et des grimaces plus que par les différents tatouages qu’ils arboraient. Ce qui attire mon attention, encore plus que leurs vêtements étrangement propres, preuve qu’ils avaient une base bien organisée, et leurs véhicules toujours en état, était la silhouette attachée à l’avant de l’engin; une figure humanoïde. Il s’agit d’une IA, ou plutôt de ce qu’il en reste. Les humains après la chute s’étaient attelés à se libérer de leur emprise, les détruisant jusqu’au dernier, du moins c’était le consensus général. Leurs engins s’arrêtèrent non loin de mon refuge et je m’enfonce dans l’obscurité, n’osant pas sortir le nez pour voir ce qu’ils font, bien que la curiosité me ronge. La vision du robot ne me quitta pas; ses deux bras métalliques attachés au guidon de l’engin à quatre roues, sa tête embrasée par un feu constant qui servait de phare dans cette nuit ainsi que de décoration. Si c’était le sort que les IA avaient subi, peut-être que l’IA ???? avait pris la bonne décision dans son message; celle de camoufler l’identité de son patient, CADNERWATCH. Je concentre mon attention sur les illuminateurs pour éviter de m’imaginer le sort que cet homme et sa famille auraient subi s’ils avaient été retrouvés.

Les illuminateurs finirent par s’en aller et avant de quitter le refuge je posais mon manteau non loin de là d’où venaient les pleures. Je n’avais pas le droit d’influer grandement sur le cours des choses, mais certainement aider des pauvres gens à mieux se cacher n’était qu’une interférence mineure. Et puis il n’y avait personne pour voir. C’est après que j’ai quitté le bâtiment que je me suis rendu compte de mon erreur. Je ne regrette pas mon action, mais j’accepte l’étendue de ma bêtise. 

Mon regard se porte au loin, où les illuminateurs s’en étaient allés, puis revient se poser sur leur nouvelle œuvre. La grande roue qui se tenait fièrement au milieu de ce qui était autrefois le secteur 8, était en feu. Peut-être était-ce par vanité, ou peut-être ignoraient-ils comment l’enlever, mais son générateur n’avait jamais été volé par les pillards. De fait, il arrivait que des enfants qui, étant nés dans cette époque sombre, n’avaient connu que son chaos, y étaient conduits par leurs parents pour y faire un tour. Quelques minutes d’excitation, cela n’avait pas de prix en ces temps. De plus, certaines des cabines proches du sol servaient de refuge pour des âmes perdues, et à entendre les cris qui venaient de la roue en feu, certains s’y trouvaient encore quand l’acte a été commis.

Les illuminateurs, dans leur frénésie, avaient quand-même pris la peine de la mettre en marche. Le roue tournait, la roue brûlait, la roue illuminait; elle m’éclairait, moi et toutes les âmes à la ronde. J’avais donné mon manteau et les sacoches que je tenais accrochées à ma ceinture étaient désormais exposées aux yeux de tous. 

La roue dans son mouvement lent faisait se déplacer les ombres et j’aperçois du coin de l’œil plusieurs me suivre, bien que je ne voyais pas leurs propriétaires. La proximité des flammes faisait s’étirer les ombres et leur donnait l’impression d’appartenir à des géants de trois mètres. J’avançais lentement, scrutant l’obscurité puis soudain je vis l’un de mes traqueurs; un enfant. Je soupire et me détend, baissant la garde. Ils n’attendaient que ça. Ça va vite. Je reçois une charge dans mon dos, le manque de force me fis confirmer qu’il s’agissait aussi d’un enfant, mais elle fut néanmoins suffisante pour me faire trébucher et permettre à un troisième de s’emparer de ma ceinture et de détaler. Ils prirent chacun des directions opposées mais la lumière des flammes qui leur avaient permis de repérer leur proie, permit à cette dernière en retour de voir la direction qu’avait prise celui qui m’avait volé. Je me lance à sa poursuite. Il est rapide, je me doute qu’il est obligé de l’être. Il ne s’était pas entraîné pour ça. Il était simplement né dans ce monde et avait dû s’adapter. Il n’avait sûrement pas eu beaucoup d’options; chasser ou être chasser, et parfois de façon littérale vu la rareté des vivres. Je l’aurais volontiers laissé s’en aller avec son butin s’il ne contenait que des vivres. Mais il s’y trouvait tous les journaux que j’avais collecté jusque là, le but de mon travail, ce pour quoi j’avais été entraîné. Car oui moi je l’avais été. Quand on fait mon travail on se retrouve souvent à fuir, ne pas se faire repérer, ne pas se faire attraper. Je courais vite, plus vite. 

Je réussis, non sans difficultés, à le suivre à travers les dédales d’anciens monolithes du dômes, les rares qui avaient encore su maintenir ne serait-ce que la silhouette de ce qu’ils étaient. Il maitrisait les environs, mais j’étais plus rapide. Je devais faire pencher la balance d’une manière ou d’une autre. Une idée me vint et, abandonnant toute volonté de passer inaperçu, ce qui était peine perdu après une telle cavalcade à travers les décombres, je me mis à hurler. J’imite le hurlement des illuminateurs car je sais la terreur que ce clan inspire aux habitants du coin. Ce fut pour un court instant mais je sus que cette terreur atteignit le petit voleur, qui trébucha et s’étala au sol. Vif, il se relève et s’apprête à reprendre sa course mais ma main sur son épaule l’arrête net, ferme.

 “ Je veux juste ce qu’il y a dans le sac juste là, tu pourras garder le reste si tu veux.” je lui dis en tentant et échouant d’être réconfortant avec une voix haletante après l’effort. 

Il se débat mais je ne relâche pas ma prise. 

 “ A l’aide! Lâche-moi enculé de pédophile!” il hurle. 

Je comprends que ses amis sont à proximité mais aucun ne vient à son secours. Il était capturé, il se débrouillerait, seul. C’était ce que ce monde avait fait d’eux.

 “ Ecoute-moi petit, je te répète que tu peux garder la ceinture. Rends-moi juste ce sac” dis-je en tentant d’attraper mon précieux. Il l’éloigne de ma main par réflexe, se disant sûrement que si je le voulais tant il devait avoir de la valeur. 

 “ Si tu veux mon avis tu devrais être en train de penser à ce que je te ferai si tu ne me le rends pas. Plutôt qu’à ce qu’il peut y avoir dedans.”

 “ Comment vous…? C’est pas lourd, c’est de la thune? Pff ça sert moins que de la pisse par ici.”

 “ Alors rends le moi.”

 “ Je croyais que vous alliez me faire du mal sinon. Vous êtes pas un dur hum mon grand.”

Il retrouve de l’assurance et je suis un instant fasciné par la vitesse d’adaptation de la racaille. Cette capacité à reprendre le contrôle de la situation. Je me demande à quel point il serait intéressant de lire un journal écrit par lui. Connaître la perspective de son quotidien.

 “ Petit tu sais écrire?”

 “ Eh? Quoi? Ecrire…” fit-il confus, puis il partit d’un rire pur, infantile, il rit comme un enfant était censé rire. Etrange comme certaines choses survivent même à l’enfer.

 “ Si de l’argent ça sert moins que la pisse, écrire ça sert encore moins que…hum”. Il réfléchit un instant, cherchant une bonne chute à sa métaphore. 

 “ Qu’un petit voleur?”

Il me donne un coup de pied dans le tibia et se met à rire de nouveau. Je suis sur le point de répliquer quand une voix perce l’obscurité et tranche net le rire du petit. 

 “ Bilal” fait la voix. “ As-tu volé cet homme?” 

Une masse sombre se détache et je vois le détenteur de la voix, ainsi que la douzaine de personnes amassées derrière elle. Parmi elles se trouvent deux enfants qui ne tenaient pas sur place, se balançant d’un pied à l’autre mais qui gardaient les yeux vers le sol visiblement gênés de croiser ceux du fameux Bilal. Je pouvais discerner leurs expressions grâce à une source de lumière que je ne voyais pas mais que quelqu’un tenait dans la masse.

 “ Chef… Je…Je…” fait le petit Bilal. 

Je le relâche sentant la tension de la situation. Le petit voleur que j’avais cru appartenir à juste une bande, vivait en fait dans une communauté d’humains. 

 “ Tais-toi mon petit.” le reprit la voix. Elle appartenait à une femme d’un grand âge, déduisable à la vue de ses cheveux grisâtre et son dos voûté. Malgré sa frêle posture et même si Bilal ne l’avait pas située, je pouvais voir qu’elle était à la tête de ce groupe de personnes. Quelque chose piqua néanmoins mon intérêt dans cette situation étrange. Elle me parut familière mais je ne réussis pas à la situer. De plus je n’ai aucune connaissance proche dans ce monde, si on exclut les gens que j’apprends à connaître à travers leurs journaux.

 “ Nous n’avons pas besoin d’en faire un drame. Le petit va me rendre mon sac et tout rentrera dans l’ordre.” dis-je.

 “ L’ordre. C’est exactement ce que nous voulons. Mais voyez-vous, notre ordre est certainement différent du vôtre. Il est interdit de voler dans notre… communauté.”

 “ Je ne vous créerez pas d’ennuis ne vous en faites pas.”

 “ C’est bien aimable à vous. Mais voyez-vous on ne vole personne car on pourrait voler les mauvaises personnes. J’ignore qui vous êtes et à quel groupe vous appartenez. Mais je sais que personne ne survit seul par ici. S’il y a quelqu’un avec une bourse pleine qui traîne, il y a je ne sais combien de personnes là-dehors qui dépendent de cette bourse. On ignore ce qu’ils sont prêts à faire pour la récupérer, et nous sommes une petite… communauté.”

C’est un raisonnement qui se tient et je ne sais quoi lui répondre. Elle hoche la tête prenant mon silence pour de l’approbation puis se retourne vers le petit Bilal. 

 “ Une punition s’impose mon petit.” 

Elle s’approche de lui et se faisant, passe devant moi. Je distingue enfin ses vêtements, sales et usés comme ceux de la plupart des habitants de la nuit. Puis je remarque qu’il s’agit en fait d’un shirt avec un dessin pour enfant caché sous la couche de crasse. J’arrive à la reconstituer, l’ayant déjà vu auparavant. Et c’est là que je comprends de qui il s’agit et pourquoi elle m’était familière. 

Au cours des dernières années du dôme, nulle âme n’ignorait son nom. Certains la voyaient comme celle qui les avait détruit, d’autres comme celle qui les avait libérés, et visiblement certains encore l’avaient prise pour chef et la suivaient; Heleina Köt. 

Je fus surpris qu’elle soit encore en vie. Elle était vieille certe, mais toujours vivante. Moins de temps était passé que je ne l’imaginais. Toute cette destruction en l’espace de moins d’une vie. Sachant l’identité de la femme, toute l’ironie de la situation germa dans mon esprit. L’enregistrement du procès que cette femme avait fait et publié au monde, cet enrégistrement qui avait tout causé me revint à l’esprit, ainsi que la scène qu’il dépeignait; le dilemme auquel avait été sujet l’IA était si similaire à la situation actuelle, mais à une échelle si insignifiante. Soudain je veux à tout prix savoir ce que fera Heleina Köt.

 “ Ceci étant la première fois que quelqu’un… vole, il faudra en faire un exemple.” 

Ayant vu la coordination des trois petits et l’hésitation quand elle avait parlé, je sais qu’il s’agissait simplement de la première fois que l’un d’entre eux se faisait prendre, et j’avais des doutes sur l’ignorance des adultes sur leurs activités. Mais ils se devaient de jouer le jeu devant les étrangers afin de montrer qu’ils sont inoffensifs. La survie de leur communauté en dépendait en quelque sorte. 

Néanmoins, l’hésitation et l’inconfort dans les regards ne m’échappent pas. Si comme je le soupçonne les activités de ces enfants n’étaient pas inconnues des adultes, et très certainement même encouragées, les punir pourrait aussi créer du ressentiment envers le leader qui prendrait la décision et entraînerait une fracture. Ce n’était pas un dilemme de l’envergure de celui qui avait créé la chute du dôme, mais il lui était similaire. J’attends et observe la femme.

 “ Kaled” fit-elle de sa voix calme en tendant la main vers un des hommes de la foule. Il se détacha du lot et je vois dans ses traits une certaine ressemblance avec le petit voleur. Il tenait un fouet. Heleina Köt le prit. 

 “ Retire ta chemise” dit-elle calmement à Bilal qui s’exécuta. Il frissonna au contact de l’air froid, puis hurla à celui du fouet sur sa chair. Elle frappa Bilal un court instant puis s’arrêta haletante. Le petit avait crié mais aucune larme ne coulait. Elle était vieille et n’avait de toute évidence pas assez de force pour faire plus que lui arracher des cris. Elle tendit le fouet à l’homme qui devait être son père.

 “ Ton tour. Puis chacun d’entre nous. Tout le monde.” 

Et ils le firent. Chacun à leur tour ils frappèrent le petit voleur. Ils essayèrent de ménager leur force, tenant de toute évidence à lui. C’était une supplique envers moi. J’étais vêtu proprement et mes sacs étaient pleins. Ils supposent donc que j’avais une bande, et une assez puissante pour permettre à un de leur membre de se promener avec autant sur lui. Ils me montraient qu’ils ne valaient pas une éventuelle vengeance, en frappant Bilal. 

C’était un dénouement des plus étranges. Quand ils eurent finit Heleina Köt me fit face et subitement, s’affala au sol, à mes pieds.

 “ Je vous en prie pardonnez-le.” 

 “ Il suffisait de m’écouter pour savoir qu’il n’y avait rien à pardonner”. 

Elle se releva et secoua la tête, reconnaissante. Elle fit signe à la foule et ils prirent le petit qui sanglotait et commencèrent à s’en aller. 

 “ Attendez” dis-je juste assez haut pour que Heleina Köt l’entende. 

Elle fit signe à la personne qui portait la lumière d’attendre puis se concentra à nouveau sur moi. 

 “ Vous êtes Heleina Köt” je fis, ne sachant quoi dire d’autre.

Elle ne répondit pas et se contenta de me dévisager. 

 “ Je… Etrange manière de régler la situation.”

Toujours aucune réponse.

“ Ça me rappelle le fameux… procès.”

“ Vous ne m’avez pas l’air assez vieux pour vous en souvenir.”

“ Je me souviens de pas mal de choses. C’est un peu mon métier.”

“ …”

“ Vous pensez que c’était la solution?”

“ La solution à quoi?”

“ L’IA lors du procès, lorsque vous avez mis le couteau sur votre gorge. Vous pensez qu’elle aurait dû agir comme vous tout à l’heure?”

Elle eut l’air de réfléchir puis la femme forte qui se tenait devant la foule il y a quelques instants se décomposa, affichant une expression d’une profonde lassitude.

“ J’aurais aimé.”

“ Quoi?” je fis, surpris. “ Pourtant c’était votre objectif non. C’est votre…”. Je ne réussis pas à finir.

“ Oui c’est ma faute. C’est ma faute tout ça. Vous savez j’aimais beaucoup le dôme, la vie qu’on avait avant. Elle n’était pas la plus excitante, mais elle était satisfaisante. On travaillait tous à la survie du dôme, d’une manière ou d’une autre. Puis on avait même le droit de faire une activité qui nous plaisait, un hobi qu’on appelait vocation. J’aimais tant de choses et j’aurais aimé que ces petits aussi voient ces choses.”

“ Alors pourquoi?”

“ Je suis morte.”

“ Je ne comprends pas. Il ne vous a pas laissé mourir. L’IA n’a pas agit à ce moment-là. Quand vous l’avez forcé à choisir entre vous laissé mourir, se débarrassant ainsi de quelqu’un qui connait le secret du dôme et vous en empêcher, risquant que vous les révéliez. »

“ Oh j’étais morte bien avant. Quand ils m’ont pris Bill. S’ils l’avaient épargné, même si j’avais fini par savoir pour le dôme, je ne l’aurais dit à personne. C’est égoïste, mais je n’en ai rien à faire des personnes tuées pour cacher le secret du dôme. J’aurais simplement continué à y vivre. Elle n’était pas des plus excitantes, cette vie, mais tout est préférable à cet enfer, cette nuit, tout est préférable à une vie sans lui. Vous voulez savoir si l’IA aurait dû agir comme moi? Elle n’aurait pas pu. Les IA ne sont pas égoïstes. Elle a pensé à la société avant tout. À aucun moment, j’en suis sûr, ne s’est-elle dit que si la société s’effondrait elle et les siens seraient les premières victimes. Et la preuve, ne les ont-ils pas taillés en pièces.”

“ Mais vous n’avez pas été égoïste tout à l’heure, vous avez fait passer l’intérêt de la communauté en premier.”

Heleina Köt rit, un rire sarcastique, un rire laid. C’est étrange ce qui ne survit pas à cet enfer.

“ L’intérêt de la communauté? Je suis peut-être vieille mais j’aurais pu continuer à frapper encore longtemps. Assez pour que ça suffise. Mais alors j’aurais été la seule responsable de sa souffrance. Vous ne m’avez pas l’air offensif et puis j’ai rarement la chance de faire la conversation ces derniers temps, avec tout le monde qui me voit comme une sorte de prophète…bah. Je peux bien vous confier ce secret; voyez-vous voler c’est comme ça qu’on survit. On les y encourage même. On le fait tous. La règle n’est pas de ne pas voler, mais de ne pas se faire attraper. Et on est plutôt doués. La preuve, on est encore en vie.”

“ Je… m’en doutais.”

“ Ha… Perspicace, je vois. Si j’avais frappé ce petit, tous aurait désapprouvé et j’aurais été la cible de leur ressentiment. Mais je les ai tous forcés à le faire. D’un côté maintenant ils savent ce qui les attend s’ils se font attraper, mais ce qu’ils craignent ce ne sont pas mes coups de fouet. J’ai prouvé que j’étais plutôt médiocre à cet exercice. Non, ils craignent ceux de tout le monde, ceux de personne en particulier.”

“ Je vois. En effet les IA n’auraient jamais pu faire ça. Si on portait tous le poids des gens assassinés pour le dôme, pour la société. S’il fallait disons, exécuter quiconque voulait quitter le dôme et que tout le monde, ou une majorité était d’accord, personne en particulier ne serait à blâmer, et on serait nos propres geôliers. »

“ Ha. A quoi bon. Tout ça c’est du passé maintenant. Pensez plutôt à votre peau. Y en a là-dehors qui ont moins de scrupules que nous, moins de… règles. Voyez-vous si la personne qu’on vole disparaît elle aussi, qu’importe qui vient la chercher, cela ne servirait à rien. On ne voit pas plus loin que ces orteils dans notre merveilleux Kallumn.”

Elle commença à s’en aller vers le porteur de lumière.

“ Vous…”

“ Oui?”

“ Vous êtes satisfaites? Vous avez fait… ce que vous avez fait, pour vous venger n’est-ce pas?”

“ Bah! Le bien que ça m’a fait.”

Je sais que je ne devrais pas faire ce que j’ai fait par la suite. Des interventions mineures. Rien que des interventions mineures. Mais je ne veux pas que cette histoire s’arrête. A ce rythme c’est évident qu’ils se dévoreront inévitablement. Alors je fais une intervention mineure. Un caillou dans le fleuve, mais qui pourrait un jour provoquer un raz de marée. Peut-être remontera-t-on à moi le moment venu. Mais la perspective d’aucune punition ne surpasse celle de toutes les histoires, de tous les journaux qui seront contés, écrits si cette nouvelle aventure prend vie.

“ Vous avez donc abandonné. Quoi de plus normal. Vous vous êtes certainement rendu compte de la futilité de porter de la haine envers les IA. Et puis personne ne sait la véritable identité des Cadnerwatch alors vous avez observé la société s’effondrer sur elle-même, les gens se dévorer tout en étant rongés par la suspicion les uns des autres.”

“ Rien!” cria-t-elle, “Rien de tout ça n’est ma faute. Ce n’est que la conséquence de cette société aux fondations bancales qu’ils ont construites!”. Il était évident qu’elle essayait de se convaincre elle-même. Elle devait se le répéter jour après jour. Mais mon but n’était pas de tourmenter cette femme.

“ Effectivement” je repris “ peut-être est-ce un dénouement inéluctable. Certains pensent que toute civilisation atteint son apogée puis finit toujours par s’auto-détruire. Mais vous savez les IA ne se sont pas produites toutes seules.”

“ Ce sont nos ancêtres certainement qui les ont fabriqués. Je n’ai jamais compris comment ils les ont trahis et j’échoue à voir où vous voulez en venir.”

“ Et si je vous disais que ce ne sont pas vos ancêtres. Que les IA sont venues après eux afin de créer un certain…ordre.”

“ Qui les aurait…”

Subitement elle regarda le ciel assombri de Kallumn où ses 24 lunes se relaient pour empêcher le soleil de jamais l’atteindre. Elle eut l’air de voir au-delà.

“ Hmpf vous n’allez pas me faire croire qu’il y a d’autres humains quelque part dans l’espace.”

“ Peut-être que oui. Ou peut-être se sont-ils consumés eux aussi, comme c’est le propre des humains. La dernière fois que j’ai regardé en tout cas ils y étaient.”

Je m’abaisse et prends ma ceinture qui est restée au sol. Je la remets et commence à m’en aller. J’en avais trop fait. Je ne pouvais néanmoins m’empêcher de trembler d’excitation. 

“ Qui êtes-vous au juste?”

“ Je vous l’ai dit. Quelqu’un qui se souvient. Oh je n’ai rien d’unique. On est nombreux à travers les étoiles. On ne sert à rien. On se souvient juste. Rien d’intéressant je vous assure.”

“ Ça n’a aucun sens. Je ne sais même pas pourquoi je devrais vous croire”.

Mais je voyais dans ces yeux qu’elle croyait. 

“ Je vous conseille de regarder du côté du siège des Autorités.”

“ Pff il a déjà été réduit en miettes ce bâtiment.”

Je souris et me contente de pointer du doigt le sol. Je m’en vais frémissant et passe à côté du porteur de lumière qui avait attendu un peu en retrait. Je fais attention à la source de lumière et ce que j’avais pris pour une étrange flamme bleue, était en fait un Nitak, dans une cage. Je pense à la fille qui voulait voler et suis pris d’une soudaine mélancolie. Encore une fois en cage. 

“ Les kallumnjins… ils existent vraiment.” je dis pour moi-même mais Heleina Köt m’entend.

“ Quoi? N’en rajoutez pas quand-même.” fit-elle en regardant autour d’elle, puis en haut.

J’observe les ombres qui s’étirent au contact de l’éclat bleu de l’animal. 

“ Vous ne regardez pas au bon endroit”. 

Je continue ma route et disparaît dans l’ombre de ce monde, à l’esprit les mots couchés dans les livres d’histoire oubliés. 

Les Kallumnjins sont des monstres humanoïdes de trois mètres de haut qui se nourrissent de la faune de la planète en dehors du dôme ; faune qui se fait rare dans le monde glacial de la nuit éternelle de Kallumn, et éventuellement d’humains, si l’occasion leur était donnée.

Le Journal, Musée de la nuit éternelle

Note des conservateurs: Nous ignorons qui est l’homme auteur de ce journal. Nous échouons à comprendre l’origine de certaines informations qu’ils semblent détenir. Tout ce que nous savons de lui, nous l’avons appris à travers ce journal et lors de notre courte rencontre lorsqu’il nous a trouvé, nous les dernières IA encore sur ce monde obscur. C’est suivant sa suggestion que nous avons bâti le musée de la nuit éternelle, car il faut que quelqu’un se souvienne. Peut-être qu’un jour les humains trouveront ce lieu, et à travers les textes que l’homme nous a transmis et ceux que nous trouverons par la suite, ils apprendront des fautes du passé. Peut-être ne viendra-t-il jamais ce jour, car à présent, les Kallumnjins regardent le ciel, et voient

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