La vision de ta démarche désinvolte; c’est tout ce qu’il fallut pour me faire briser ma règle. Les règles c’est important tu sais. C’est grâce à elles que je peux vivre caché, en sécurité dans un monde qui en voudrait aux gens comme moi. C’est surtout grâce à elles que le monde reste protégé de gens comme moi. La mienne, ma règle, est très simple. Ne jamais regarder plus de trente minutes dans le futur. J’ignore d’où m’est venue cette aptitude ou même s’il en existe d’autres comme moi. Mais qu’importe, ce n’est pas le but de ces mots. Leur but, c’est toi.
Aujourd’hui, après des semaines à nous échanger des mots virtuels et à titiller nos esprits et nos sens, nous allons enfin nous voir. Je t’attends dans le café, le café. Pas besoin de son nom, tu sais lequel. J’ai trente minutes d’avance et pendant que je t’attends, l’appréhension me pousse à en prendre trente de plus, mais cette fois-ci sur le monde, sur le temps. Je ferme les yeux, et comme chaque fois que je touche cette…chose en moi, je m’évade de mon corps et du temps; je l’observe, je m’observe ainsi que les gens autour de moi. Je les regarde défiler, pressés d’atteindre leurs objectifs, attirés par un futur qu’ils ne peuvent qu’espérer, un futur qui pour moi n’a de secrets.
Je te vois arriver, la démarche désinvolte, un sourire plaqué sur tes lèvres que je m’efforce de ne pas dévorer des yeux. Je me vois déposer un stylo que je ne tenais pas il y a trente minutes et plier une feuille de papier que je range hâtivement dans ma poche. Je cherche mes mots et mon esprit trop occupé à imaginer les noms de nos petits enfants, ne trouve rien d’autre à me faire dire que j’aime bien tes nattes, puis je hoche la tête comme si c’était ce que j’avais prévu de dire et non épouse moi sur le champ.
Tu pouffes de rire; la tension s’évapore quand tu me dis merci, j’aime bien ton crâne chauve.
J’essaie de voir plus dans le moment, mais il m’échappe. Au diable ma règle, je veux me délecter de tous nos moments. Les visions s’accélèrent et j’ai du mal à en vivre autant que je le désire. Une chose pourtant subsiste de chacune des visions, aussi fugaces soient-elles; les couleurs. Les couleurs dont j’ai fini par comprendre qu’elles représentent les émotions liées aux instants. Ainsi, après avoir brisé ma règle et plongé dans notre futur, c’est à travers des couleurs que je le vis.
D’abord le jaune durant les premières semaines. Le jaune de la joie, de l’amitié qui ne tarde à muer en quelque chose d’autre, quelque chose sur laquelle il me faudra du temps à mettre un nom. Et pourtant le rouge vif et passionné que j’aperçois en filigrane depuis le début, me donne la preuve qu’elle était déjà présente dès les premiers instants.
Pendant que je voyage dans le temps, j’en perds la notion même, et très vite dans notre kaléidoscope de couleurs s’immisce du gris. Le gris de la monotonie et de l’habitude. Mais au lieu d’éclipser l’intensité de nos autres couleurs, il est saisi par le rouge de notre passion et ensemble, ils donnent naissance à l’orange, celui de l’harmonie. Pas un orange stable mais un dont on prend plaisir à faire osciller les tons. Et parfois même cet orange vire au rouge pourpre et on se sent comme aux premiers moments.
Soudain le noir. Il ne se glisse pas, n’oscille pas, ne demande pas de qualificatif. Il s’impose et éclipse toutes les autres couleurs. Il est la couleur non pas de l’incertitude, mais de la peur, celle d’accepter une réalité qui nous est imposée.
Je retiens mon souffle et étrangement, le temps ralenti, comme pour me donner un répit, ou pour me faire vivre pleinement l’horreur de la situation; une punition je soupçonne d’un quelconque seigneur du temps pour m’être cru son maître.
Tu vas mourir. Les détails m’échappent, mais une chose est sûre, comme le temps, cette sentence est irréversible.
Je me vois lutter pour l’accepter, enrager que tu puisses le prendre aussi calmement. Et sur les derniers moments, j’en viens à te haïr. Je déteste que tu meurs, que tu me laisses derrière, comme si tu ne m’aimais pas comme moi je t’aime. Je laisse une vieille lettre dont j’ai oublié le contenu mais que je sais importante, et je m’en vais.
Tu meurs, et le reste de mon futur est sombre.
Quand je revois la lumière, je suis à nouveau au café, quelques minutes avant que tu arrives. Je sors une feuille de papier et mon stylo.
Je relate mon expérience surnaturelle puis j’ajoute quelques mots. “J’espère que tu pourras me pardonner ma lâcheté des derniers moments. Le contrecoup de mon étrange pouvoir fait que les détails de mes visions se dissipent très vite de mon esprit. Ces mots je les note pendant même que tu viens d’entrer, la démarche désinvolte, et te diriges vers moi, afin que tu saches que face à une infinité de possibilités, dont celle de m’épargner ce noir étouffant qui étreint encore mon cœur, j’ai fait un choix.” Je pose mon stylo et plie hâtivement la lettre.
-J’aime bien tes nattes.
Tu pouffes de rire, la tension s’évapore, et je ne regrette pas un instant.
Oh. Je ne m’attendais pas à ça. C’est particulier. Mais j’aime bien. Beaucoup en fait.
C’est littéralement les montagnes russes. Ça semble n’être que des mots en noir sur un fond blanc. Mais au fond, c’est un arc-en-ciel, non pas de couleurs mais d’émotions. Merci.
« Un arc-en-ciel..d’émotions ». Je pense que c’est dès lors la phrase qui me viendra à l’esprit chaque fois que je penserai à ce texte. Merci à toi pour ces beaux mots.
J’aime celle-ci. Elle a un bon rythme. Entre surnaturel et synesthésie, j’en suis presque à vouloir qu’elle s’allonge. Mais elle est parfaite ainsi.
Merci pour la lecture.
Je joue les auteurs mais je dois sortir mon dictionnaire en lisant les commentaires! C’est de fait une expérience synesthésique que de lire ces mots car de ma vue ils viennent jusqu’à me chanter leur nouveauté.
J’aime
C’est très saisissant
On se laisse emporter par un flot d’émotions ✨
Ce flot t’a-t-il fait doucement valser jusqu’à la berge la plus proche ou t’es tu noyé dans son déferlement? Fais-nous un signe qu’on sache que tu vas bien!
Pas mal pour un débutant