Je me masse distraitement le crâne d’une main pendant que de l’autre je me caresse le menton l’air pensive, avec l’espoir qu’au regard sévère de Monsieur Gildas s’offrait l’image d’une élève assidue et non celle d’une idiote qu’il venait de réveiller avec sa règle. Punaise ça fait mal.
– Alors Sylvie, j’attends la réponse, puisque tu m’as l’air très attentive.
La réponse ? J’ignorais l’existence même d’une question !
-Euhm, je grogne pour gagner du temps.
Monsieur Gildas tapote sa règle en bois dans sa paume et à chaque fois qu’elle se soulève je vois venir le coup; puis elle retombe, lentement. Mais quel tortionnaire! Hum.. De quoi on parlait déjà? C’est quel cours en fait? Ah oui! Histoire! Bon je me rappelle du Roi Béhanzin. J’ignore la question mais si je récite ma leçon, la réponse devrait s’y trouver. Je souris, ravie de mon plan et me lance, éloquemment je vous prie, dans un récit des accomplissements du grand Roi, de l’origine de son surnom Kondo le Requin et même des circonstances de sa mort! La règle a cessé son va-et-vient et le maître se contente de me fixer. Ha! Ça t’en bouche un coin n’est-ce-pas? Je me prends plus au jeu, me lève et continue mon exposé. J’en suis au nom de son cinquième petit-fils quand je surprends le regard de plusieurs de mes camarades. Ces abrutis essayaient de contenir leur hilarité.
Je me stop net dans mon élan et fait ce que l’idiote que je suis aurait dû faire dès le début; regardé le tableau. Sur la surface verte encastrée dans le mur est écrite avec l’écriture parfaite de maître Gildas et en aussi grand que possible, Histoire de Napoléon. Ah!
Je couvre la partie de ma tête encore endolorie de ma main et présente l’autre côté docile, ce qui provoque l’hilarité de mon voisin de derrière puis celle de toute la classe. Maître Gildas étrangement soupir et secoue la tête.
– Il n’y a donc rien qui t’intéresse Sylvie. Tu diras à ton père qu’il faut qu’on discute vu ton assiduité en classe.
La punition de la règle devint extrêmement attrayante face à ce que proposait le maître. J’allais protester quand la sonnerie du collège m’interrompt.
Le maître s’adresse à la classe d’une voix forte par-dessus le brouhaha qui s’empare de la salle.
-Demain la leçon de mathématique est remplacée par l’exposé sur vos rêves et ce que vous vous voyez devenir dans le futur.
Mes camarades lancent des hourras pendant que je suis en train de me réconcilier avec le fait que j’avais oublié de penser à mon avenir. Cela ne m’empêche pas d’entendre le maître murmurer.
-Ces trucs-là ne se réalisent pas de toute façon. Quelle perte de temps.
Il ne s’attendait certainement pas à ce que je l’entende, et je m’attendais encore moins à ressentir de la tristesse devant ce grand homme blasé de la vie. Et puis qu’est-ce que j’en ai à faire d’ailleurs? Je n’en ai même pas moi des rêves. Je soupire pendant que je déambule dans les couloirs du collège comme un fantôme.
-Syyyyyyyylviiiiiiie, dit une voix fluette derrière moi.
Je roule des yeux et grogne dans ma barbe, enfin si j’avais une barbe et que je savais grogner comme papi.
– Non pas aujourd’hui.
Je me retourne pour confronter trois gaillards dont on aurait du mal à deviner qu’ils avaient douze ans comme moi. Leur leader, Armand, dont la voix de fille contrastait avec la carrure de super soldat dans les films de papa, s’approcha de moi et plaqua ses deux mains de part et d’autre de mes épaules maigres.
– Sylvie!! Ô Sylvie! lâcha-t-il aussi dramatiquement que possible. C’est une tragédie que tu repousses nos avances aussi vaillamment.
-Tu peux parler normalement s’il te plait, je lui demande ennuyée.
-Ah oui pardon. Rejoins la troupe de théâtre!
-Non, dis-je sèchement.
-Oui.
-Non, je répète.
-Oui, reprend-il avec plus de véhémence et en se plaquant une main au cœur et l’autre sur le front dans la pose la plus dramatique qui soit.
J’ai envie de pouffer de rire mais je me retiens. Faut pas qu’il voit ça comme une ouverture ou je sais pas quoi. Sont un peu bêtes les garçons.
Il voit que je ne le suis pas et reprend son sérieux.
-Tu ferais un parfait petit chaperon rouge.
-Quoi parce que je suis une maigre et assez idiote pour me balader seule dans un endroit dangereux, je lui demande en le fixant lui et ses amis du club de théâtre et en faisant le tour des couloirs des yeux.
Il me regarde l’air de ne pas avoir saisi l’ironie et répond avec le plus grand sérieux.
– Non. Parce que tu es une fille.
Je veux faire une remarque sur sa voix mais il me coupe.
-Et parce qu’on a tous des têtes à jouer le loup dans l’histoire! Regarde-nous!
-Et vous jouez très bien en plus.
-Tu ferais un petit chaperon rouge insolent mais on prend ce qu’on a.
Il avait donc compris! Quel idiot. J’ai envie de le frapper. Je lui mets un coup au tibia et je m’enfuis en courant.
Je ne sais pas pourquoi ça m’énerve. Enfin si je sais mais c’est ce qu’on dit quand on est énervé non. Mon tique de quand je suis déboussolée me revient et je me gratte vivement les cheveux. Ils ont tous quoi à avoir des passions? Moi je ne sais rien faire du tout. La première fois qu’il m’a demandé je l’ai même envisagé. Puis il m’a dit qu’il faudrait chanter. Je me suis entraînée le soir avec maman. Disons que la différence de nos niveaux lui a fait douter de notre lien de parenté! Ma propre mère! Et c’est toujours comme ça en plus. Pour tout! Je ne suis douée pour rien. Je n’aime pas grand chose longtemps. L’année dernière c’était le foot. Et je suis passée aux dames. Je ne sais même plus pour les temps d’avant. Je crois que j’ai tellement rêvé que j’ ai épuisé mes rêves. Ah elle va être galère la journée de demain. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer? Je devrais peut-être emprunter le rêve de quelqu’un d’autre. Quel génie je suis! Qui ce sera? Si je rentre maintenant il n’y aura que maman à la maison. Je suis sûre qu’elle dira que son rêve c’était d’avoir une fille qui sait chanter. Je lui répondrais que ses berceuses m’ont donné des cauchemars quand j’étais bébé. Hum. Qui sera ma cible?
-Pousse-toi petite, j’ai du boulot, grogne une voix derrière moi.
Je m‘écarte et laisse passer Rogier l’éboueur qui traîne derrière lui un bac plein. Il fera l’affaire.
-Excusez-moi monsieur Rogier!
-Quoi gamine t’as un puuut….purée à jeter.
Je ne sais pas pourquoi les adultes parlent toujours de purée quand je suis là. Je sais très bien ce qu’il voulait dire un juron, je ne suis pas idiote.
-Non je n’ai pas de puuurée à jeter.
Il me regarde comme si j’avais un grain.
-Est-ce que vous avez un rêve monsieur Rogier.
Maintenant il est convaincu que j’ai un grain.
-Un rêve je veux dire un truc que vous avez envie de devenir, ou que vous vouliez devenir avant.
-Qu’est-ce que ça peut te faire?
-Je ne sais pas ce que ça peut me faire. Mais vous je sais ce que vous pourriez me faire.
-Quoi donc?
-Me raconter vos rêves.
-Je suis un éboueur. Ça a toujours été mon rêve! Quand j’étais gamin je rêvais de sortir les poubelles dans les lycées et de taper la causette à des gamines bizarres.
-Je crois que c’est des puuuurées de sottises que vous me racontez là monsieur.
Il rit parce qu’il vient de comprendre que je sais qu’ils camouflent tous un gros mot avec cette histoire de purée. Je ne vois pas pourquoi ils se donnent cette peine.
-Alors?
-Alors quoi?
-Eh bien votre rêve. C’était quoi?
-Je ne sais plus depuis quand j’y ai pensé. Je crois que je voulais devenir magicien ou un truc comme ça. Oui ça me revient ça devait être ça. J’avais même appris pas des tours plutôt pas mal.
-Oh! Oui intéressant, très intéressant. Qu’est-ce-qui s’est passé? Pourquoi vous avez arrêté?
-Il n’y a que d’une façon que faire disparaître des pièces peut t’aider à payer les factures et ce n’est pas grâce à la magie. Au lieu de groupies déchaînées c’est la police que t’auras aux fesses.
-Vous ne rêviez pas d’être magicien mais d’être riche?
-Je voulais être magicien, mais un magicien riche voyons.
-Vous avez arrêté parce que ça ne rapporte pas de l’argent? Hum.
Je fouille mes poches et il me regarde curieux puis son regard s’assombrit quand j’en sors une pièce de vingt-cinq francs; toute ma fortune.
-Faites-moi un tour de magie.
-Je n’ai pas besoin de ton aumône gamine, crache-t-il en colère et il s’en va.
Je pense que les garçons sont bêtes parfois, mais je crois que là c’est moi qui l’ai été, même si je ne comprends pas trop. On est bêtes parfois les filles aussi.
On est le lendemain et je suis assise dans la salle de classe et mes camarades sont tous excités et chacun cache son grand rêve, prêt à le révéler à tous. Je fixe ma fiche blanche et vide et je suis anxieuse. Je vais aux toilettes pour me calmer et dans les couloirs je croise monsieur Rogier qui sort d’un bureau. Il s’approche de moi et il m’a l’air embarrassé.
-Petite.
-Sylvie.
-Erm oui, Sylvie. Désolé pour hier.
-C’est pas grave j’ai été bête.
-Ouais à propos de la pièce. Tu l’aurais encore sur toi par hasard?
J’avais prévu de me payer un bonbon à la sortie mais il doit en avoir besoin. Je ressors la pièce et la lui donne. Il la prend et s’en va dans la direction opposée à la mienne et me passe à côté en se faisant. Quand il est au loin je l’entends dire.
– T’as de très beaux cheveux Sylvie.
Je ne comprends pas de quoi il parle. Bizarre ce monsieur Rogier.
Je suis dans la classe et monsieur Gildas arrive.
-Bon on va commencer.
Il nous fait passer sans ordre particulier, commençant par les plus enthousiastes.
Arnaud nous parle de son projet de devenir aviateur et de faire le tour du monde tous les jours. Tous les jours! Tout le monde applaudit sauf le maître. Comment il ne voit pas que c’est génial? Il pourrait aller me chercher des bonbons à l’autre bout du monde tous les matins!
Bernice veut être secrétaire parce que c’est ce que sa maman fait et que sa maman est la meilleure maman. Je ne savais pas que c’était aussi passionnant secrétaire mais entendre Bernice en parler ça m’a l’air énorme.
Thomas veut passer mais Armand le grand loup du club de théâtre lui passe devant et clame qu’il veut être star principale dans une représentation théâtrale sur Broadway. On lui demande où c’est Broadway et il nous dit que c’est en Amérique. Arnaud pourrait l’y emmener en plus. Comme ça ils seraient de retour le jour même. Je lui propose l’idée et il me demande pourquoi il reviendrait. J’ai envie de dire parce que je serai ici mais je ne dis rien. Quel idiot!
Thomas a finalement son tour et il veut être rien de moins que dictateur. Oui dictateur! Contrôler le monde ainsi plus personne ne lui passerait devant comme Armand le rustre. Certains le huent et tout le monde rit. Moi je pense que Thomas serait un excellent dictateur. Sa maman fait les meilleurs beignets. On pourrait en avoir touuuus les jours les beignets de la maman de Thomas.
Précieux le petit maigrichon un peu turbulent court devant la scène et on se demande ce qu’il voudra être aujourd’hui. Il a tout le temps pleins de trucs qu’il veut devenir. Un peu comme moi avant. Il veut raconter des histoires. Le maître lui demande des histoires comme un compteur, un griot, un auteur. Il a l’air désemparé et brandit le livre qu’il tient serré contre son torse. Le Dilemme de Abdou Tidjani Serpos. Il dit qu’il ne sait pas exactement mais qu’il veut raconter des histoires comme dans ce livre. Je me dis que peut-être cette fois il a trouvé son vrai rêve. Je suis jalouse mais surtout étrangement contente pour lui.
L’activité dure toute la matinée et je ne rate pas un détail. Tout le monde a d’étranges rêves, ou des choses tellement simples, ou exagérément loufoques. Il y a aussi des exceptions. Comme ce garçon toujours discret qui dit qu’il n’a pas de rêves et qu’il ne se projette jamais plus de quinze minutes dans le futur. Un étrange garçon. Pour la première fois depuis un moment je ne dors pas en classe. Je ne me rends même pas compte quand tout le monde est passé et que les regards se posent sur moi. Je suis la dernière. Je fixe la feuille blanche désemparée et me gratte les cheveux vivement. Une pièce tombe sur la table. Ma pièce de vingt-cinq francs! Je la vois faire des moulinets puis finir par s’arrêter. J’éclate de rire et tout le monde me prend pour une folle. Il est vraiment doué Rogier je n’ai rien vu du tout! C’est encore avec un sourire niais au visage que je me dirige au-devant de mes camarades.
-Je veux faire ça, je dis en faisant un geste qui embrasse toute la salle.
-Quoi ça, demande monsieur Gildas.
-Etre ici et parler des rêves, aider les gens à les réaliser même si c’est juste un tour de magie futile.
-Quel tour de magie? Peu importe. Tu sais que vous allez sortir de cette salle et j’y resterai à écouter d’autres gamins parler de leurs rêves et ainsi de suite.
Je ne comprends pas pourquoi il en parle comme d’une expérience affreuse.
-Oui! C’est ça que je veux! Je veux être vous!
-Moi?
-Oui vous, maître Gildas. Découvrir les rêves des gens, rêver avec eux et les aider.
-Les gens réalisent rarement leurs rêves tu sais Sylvie. Vous tous ici vous n’allez pas…
Il s’arrête comme s’il allait dire quelque chose de trop et soupire.
-Peu importe. Vous pouvez y aller, on a fini et il va s’asseoir à son bureau.
Je sais ce qu’il allait dire. Tout le monde sait ce qu’il allait dire et l’excitation est sortie par la fenêtre. Quel idiot ce monsieur Gildas.
Je tape le planché de mes pieds pour attirer leur attention.
-Oyé Oyé braves gens, je m’écrie dramatique. Venez massivement dans deux semaines assister à la représentation du club de théâtre sur le petit chaperon rouge.
Je ne manque pas de voir le visage d’ Armand s’illuminer.
-Merci, merci Sylvie il dit mais je l’ignore.
Je poursuis.
-Dans le rôle principal, celui du petit chaperon rouge, nul autre que votre illustre serviteur! Armaaaaand!!!
Je prends la pose la plus dramatique dans une piètre imitation de l’intéressé que je tire de force devant la classe, et tout le monde éclate de rire et se met à scander son nom et à applaudir.
Il m’attrape avant que je réussisse à m’échapper de la salle.
-Mais! Tu m’as regardé ? C’est toi le petit chaperon rouge!
-Non. Brisons un peu les codes, mon loup. Et puis avec ta voix magnifique je suis sûre que tu chantes très bien.
Je n’arrive pas à croire que je viens de dire ça mais je ne me démonte pas.
-Toi non?
-Je chante à en donner des cauchemars.
-Haha, ça tombe bien on aura besoin de personnes pour jouer les arbres hantés de la forêt.
-Un arbre! Quel affront! J’adore.
-On y va, il me demande en pointant du menton le couloir menant à la salle de théâtre.
-Attends, je lui réponds et je retourne dans la salle, me dirigeant vers le bureau du maître.
Il soupire en me voyant arriver et pour la première fois, il m’a l’air vieux.
-Quoi Sylvie?
-Maître, je dis en posant une main sur son épaule affaissée. C’est quoi votre rêve?
Histoire intéressante
J’ai passé un assez bon moment devant ✨
Très marrant et très touchant.
Je le suis régalé.
✧◝(⁰▿⁰)◜✧🌘
J’aime bien tes tranches de vie
Jolie escapade en enfance (même si je ne saurais dire exactement si ce sont des primaires ou des collégiens mais peu importe) pour moi, le temps de cette lecture. J’ai adoré la petite Sylvie, cette gamine pétillante qui se dit « idiote » mais qui ne se rend pas compte qu’elle est surtout très lucide et mature à un si jeune âge. Comme quoi, Corneille avait raison : Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années.
J’espère que Sylvie continue de trouver sa voie dans son petit monde et qu’elle ne se lasse pas de chercher à réveiller l’espoir et les rêves endormis de certains.
Franchement j’ai beaucoup aimé. Les personnages sont bien présentés et sont très cohérents. La suite d’événement était juste bien concoctée.
L’ouverture finale était juste magique.