
L’homme referma la porte derrière lui puis prit une grande bouffée d’air, qui porta avec elle l’odeur très caractéristique de sa demeure, la senteur des vieux meubles mélangée à l’odeur des pizzas dont les cartons jonchaient l’un des coins de la pièce.
Il retira son vieux manteau qu’il accrocha au support derrière la porte qu’il venait de passer, support qui se balança dangereusement, menace qu’un jour il finirait par lâcher sous le poids. Voyons voir qui de nous deux tiendra le plus longtemps, pensa le vieil homme avant de se diriger vers le fond de la pièce, où se trouvait un réfrigérateur archaïque. Il ouvrit ce dernier et en sortit un carton de pizza où trônait une part datant de la veille, puis une canette de soda.
Les bras chargés de son festin, le vieil homme s’assit sur un sofa, installé juste en face d’un vieux téléviseur qu’il avait allumé et qui ne captait qu’une seule chaîne du câble. Il posa le carton sur ses cuisses, puis entreprit de retirer le lacet qui retenait ses longs cheveux grisonnants qui retombèrent sur ses tempes ridées.
Confortablement installé il attaqua sa pizza quatre fromages froide, son attention portée sur les images que projetaient le téléviseur ; un homme brun qui animait tous les soirs un talk-show très populaire. Talk-show qui avait en effet connu plusieurs changements de présentateur au fil de sa diffusion suite à de nombreux scandales.
« Bientôt tu seras accusé de harcèlement sexuel ou alors on découvrira je ne sais quelle autre déviance tu peux bien cacher derrière ce sourire mon grand, et clic un autre prendra ta place et dans quelques mois on t’aura oublié. C’est ça la vie, nous ne sommes que des rouages dans la machine, dès qu’on se met à grincer on est remplacé par du sang neuf et tout continue de tourner, comme si de rien n’était. Je me demande combien de temps… »
Le vieil homme fut interrompu dans son monologue par un bruit répétitif venant d’un coin de la pièce, celui où étaient entassées les boîtes de pizzas. Il vivait seul et si le bruit ne venait pas de lui ou du bâtiment très ancien qu’il habitait, alors il s’agissait de ses colocataires indésirables, une famille de souris qu’il tentait d’évincer depuis des mois déjà et qui non contents, ne faisaient que s’engraisser jours après jours.
Il se leva de son sofa, s’abaissa très lentement pour saisir l’une de ses bottes et se dirigea vers l’origine du bruit. Il avança à pas de loup vers la pile de cartons et les aperçus là, attablés autour de la pile de cartons en plein dîner, mordant à pleine dent dans les quelques traces de pizzas qu’il y restait. Le vieil homme s’élança brusquement puis quand il se jugea assez proche, lança violemment la botte qui fît s’écrouler le château de boîtes. Il entendit un bruit aigu venir de dessous l’armoire qui trônait devant l’un des murs de la pièce et il comprit que son assaut s’était avéré infructueux. Le vieil homme tenta quand même une dernière attaque en ouvrant le dernier tiroir de l’armoire où il soupçonnait la famille de s’être installée. En lieu et place d’un nid douillet de souris il tomba sur une pile de papiers et de vieux documents qui prenaient la poussière. Il allait refermer le tiroir et retourner à sa dernière part de pizza quand un objet attira son attention dans l’amas de documents, un carnet noir en cuir relié sur lequel était gravé au stylo la lettre N.
La vue de ce carnet raviva quelque chose à l’intérieur du vieil homme, il lui murmurait les souvenirs d’une époque qu’il croyait longtemps oubliée. Il prie le carnet et l’ouvrit sur une page au hasard, ses yeux scrutant ses mots couchés sur le papier jaunâtre ; il lut un passage.
« C’était une sorcière, de sa voix elle jetait un enchantement sur tout ceux qui se trouvaient dans son antre, cette pièce mal éclairée où étaient attablés plusieurs individus qui ne faisaient pas le moindre bruit ; ils ne le pouvaient. Quand la sorcière chantait, elle subjuguait tous les clients du bar, les touchait jusqu’à l’âme et ceux-ci ne repartaient qu’avec la certitude qu’ils n’entendraient plus jamais chant si beau. La sorcière travaillait dans le bar en tant que serveuse mais son rêve était de devenir chanteuse et d’envoûter des foules entières, mais pour le moment elle se contentait des quelques bougres qui fréquentaient son lieu de travail à l’atmosphère macabre et bien différente des grandes scènes qu’elle rêvait de côtoyer. Mais jamais le sourire ne la quittait car elle savait, que très bientôt le monde serait son antre ».
Le vieil homme resta un moment immobile les deux genoux au sol, la tête rejetée en arrière, comme en transe, plongé dans une avalanche de souvenirs et de nostalgie.
Cette histoire qu’il avait écrite était inspirée d’une réelle femme, elle datait de l’époque où il rêvait de devenir auteur à succès. La lire à présent que sa vie avait pris un tout autre tournant, qu’il se trouvait là au milieu de cartons de pizzas éparpillés au sol, tout seul, fit naître en son esprit une pensée, une question : l’a-t-elle fait? Très vite il sut que cela deviendrait une obsession, qu’il devait savoir et que cela le rongerait jusqu’au bout sinon; il prit sa décision puis se dirigea vers la porte où son manteau reposait.
***

Il lui avait fallu deux heures de trajet sur sa vieille moto pour se rendre à sa destination. Il la rangea dans une ruelle que les lampadaires peinaient à éclairer, sans plus d’égard. Il ne se faisait pas le moindre souci pour son vieux taco, il n’attirait l’œil d’aucune personne mal intentionnée, au mieux un regard désolé en pensant à l’individu qui devait se le trimbaler, et puis il était le seul à savoir le faire démarrer. Il s’en éloigna après avoir décroché le parapluie qu’il avait emporté avec lui ; la météo avait prévue une averse ce jour-là et même s’il était presque 10h du soir il ne prenait pas de risques.
Le vieil homme s’avança vers l’une des bâtisses qui bordaient la rue où il se trouvait, la porte de bois vernie de rouge, l’enseigne lumineuse représentant une choppe de bière pleine à ras bord, le moindre détail avait été conservé comme dans ses souvenirs d’il y a 22ans, et il se demandait s’il la verrait quand il passerait la porte, comme autrefois. Il secoua la tête pour chasser cette idée saugrenue, elle devait être aussi vieille que lui à présent et être partie depuis un moment ; mais une certaine appréhension demeura dans un coin de son esprit lorsqu’il entreprit de passer la porte grinçante du Bar.
Dès que le vieil homme referma la porte il fût assailli par une musique bruyante qui émanait d’un Juke-box au fond de la salle. Il scruta les clients du bar, des commerciaux revenant du boulot, quelques vieux qui jouaient aux cartes autour d’une table et une bande de jeunes avec des dégaines de motards, rien qui attirait son attention en particulier.
Au comptoir un jeune homme munis d’un tissu à l’apparence douteuse l’observait en nettoyant des chopes . Le vieil homme se rapprocha de lui et le questionna « Y a pas de serveuses dans ce bar ? ».
Le barman continua de récurer sa chope en verre l’air de rien, comme s’il n’avait rien entendu. Le vieil homme poussa un soupir en réalisant que certaines choses ne changeaient jamais. « Une pinte » dit-il à l’adresse de son interlocuteur qui devint tout de suite plus conscient de sa présence et entreprit de verser dans la chope qu’il tenait, un liquide jaunâtre et mousseux. Il posa la pinte sur la table devant le vieil homme et lui adressa enfin la parole.
« On n’a pas de serveuses ici. Pour ces trucs là faudra aller à la rue d’à côté, si t’as de quoi payer Carla s’occupe de toi le vioc.» dit-il visiblement victime d’un malentendu quant aux intentions du vieil homme, malentendu que ce dernier ne jugea pas utile de corriger. Ayant obtenu la réponse à sa question il se leva de la chaise, posa un billet sur le comptoir et se dirigea vers la sortie sans toucher à sa commande.
Dehors il s’était mis à pleuvoir et le vieil homme poussa un bruit de gorge suffisant, déploya le parapluie qu’il se trimballait et entreprit de rejoindre sa moto, l’esprit bouillonnant de pensées. Elle n’y est plus. Logique après autant d’années. Elle a réussi, j’en suis sûr. Elle doit avoir réussi, elle était si douée, si belle.
Il l’imaginait grande célébrité dans un monde qui n’était pas le sien et bien que cela l’emplissait de joie, il eut un léger pincement au cœur ; lui il avait échoué.
Il rejoignit la ruelle où était garée sa moto qu’il trouva où il l’avait laissée, mais à côté d’elle se trouvait une présence inattendue. Une jeune femme, adossée à l’un des murs de la ruelle, se protégeant de la pluie. A sa tenue très révélatrice et aguicheuse, qui exposait ses longues jambes enroulées dans ses collants filés, et ses seins à peine cachés, il sut qu’il s’agissait de la fameuse Clara.
Il s’avança au pas de course vers sa moto, bataillant avec le parapluie malmené par les rafales de vent, s’approchant par la même occasion de la femme que la toiture du bâtiment peinait à protéger efficacement des gouttes de pluie. Elle ne pipa pas mots quand il s’arrêta à côté de son engin, leurs regards se croisant un instant, puis celui d’après elle retourna à sa contemplation du sol martelé par l’averse, l’air d’avoir perdu tout intérêt.
Le vieil homme avait prévu de rester à l’abri de son parapluie en attendant que la nature arrête ses assauts, préférant les rafales de vent à l’atmosphère du bar, mais après avoir observé cette jeune femme dont la chevelure commençait à être plus trempée que sec, mais qui demeurait là sous le déferlement des éléments dans l’attente d’un éventuel client, il changea d’avis puis eut un geste dans sa direction.
Ploc !Ploc !
La jeune femme releva la tête suite au bruit nouveau qui venait d’au-dessus d’elle et elle y trouva un parapluie, parapluie que lui tenait le vieil homme à la bécane. « Qu’est-ce que tu veux le vieux ? Dégage je t’ai rien demandé. » cracha-t-elle d’un ton mauvais.
« Vous en avez plus besoin que moi fillette. Soyez pas difficile »
« Je ne me nourris pas de gratitude, fous le camp si t’as pas de quoi payer, ça vaut mieux pour toi » répondit-elle en haussant le ton.
« J’ai mon manteau et à dos de mon taco je serai rentré en moins de temps qu’il ne vous faut pour choper une pneumonie. Et puis vous êtes trop jeune à mon goût. » insista-t-il en lui tendant à nouveau le parapluie dont elle s’était éloignée.
A son ton calme et indifférent la jeune femme se détendit et le vieil homme vit dans son regard qu’elle allait accepter son offre, et elle s’apprêtait à le faire quand des bruits de pas se firent entendre de l’autre côté de la ruelle. Ils étaient amenés par un bonhomme qui devait faire une tête de plus que tous les hommes que le vieil homme avait eu à croiser dans sa vie, et il en avait croisé des hommes grands. Lorsque le nouvel arrivant se trouva à deux pas du vieil homme, ce dernier put admirer à quel point il était d’autant plus imposant qu’il était élancé, et son air méchant ne faisait rien pour adoucir l’atmosphère.
« Y se passe quoi ici ? » demanda l’armoire à glace de sa voix bourrue, et même sans attendre une réponse attrapa le vieil homme par le col de son manteau. « Je crois l’avoir entendu te dire de dégager. Si t’es pas un client tu te casses !» et il appuya ses mots en repoussant violemment le vieil homme dont le postérieur alla flirter avec le sol tout mouillé de la ruelle, tels deux amants passionnés.
La jeune femme observa la scène en retrait sans un mot, elle l’avait prévenu. Le vieil homme se releva le manteau tout trempé et les muscles endoloris, mais rien de cassé ; il était plus solide qu’il ne paraissait. Il se massa les fesses puis s’attela à enfourcher sa moto tant bien que mal, sous le regard scrutateur des deux autres occupants de la ruelle. Juste avant de s’en aller il lâcha dans sa barbe « Sauvage » à l’endroit de son agresseur puis s’en fut, lâche, laissant la ruelle embrumée de la fumée qu’éjectait son vieux taco.
La jeune femme observa le drôle de personnage s’en aller et lorsque le nuage de fumée qu’il avait expédié se dissipa, elle remarqua qu’il avait laissé le parapluie derrière lui. Vieux têtu, pensa-t-elle avec un sourire, puis son attention fut attirée par un objet par terre dans une flac d’eau. Elle s’en approcha et put enfin distinguer l’objet, un carnet noir en cuir relié, avec la lettre N gravée dessus.
Clara s’abaissait pour ramasser le carnet lorsque Rodriguo, son mac ou son « ange gardien » comme il aimait se surnommer, le colosse qui avait mis le vieil homme en déroute, l’interpella de sa voix caverneuse. « Qu’est-ce tu fabriques mon chou? Aller viens on va t’abriter avant que tu ne sois toute trempée. On n’a pas envie de t’abîmer n’est-ce pas ? » dit-il sur un ton mielleux et faussement doux qui contrastait avec son physique imposant, et en ouvrant ses bras à l’endroit de Clara, en un geste protecteur.
La jeune femme s’empressa de ramasser le carnet qu’elle cacha à l’intérieur de la petite veste en cuir qu’elle portait, puis se dirigea vers Rodriguo qui tenait dans une main le parapluie que le vieil homme avait laissé, son autre bras toujours grand ouvert ; Clara s’avança vers lui et entra dans l’embrassement du géant.
***

Assise à l’intérieur du bar dans un coin de la pièce, sous des néons rouges qui servaient plus de décors que d’éclairage, Clara sortit le carnet noir et entreprit d’y jeter un coup d’œil, pendant que Rodriguo essayait de dénicher un café, histoire de se réchauffer. Elle l’ouvrit et le reflet de l’éclairage de la pièce sur les pages jaunes vieillies ajoutait un certain mysticisme au carnet. Clara lut en un souffle le passage qui attira son regard.
« Le monde était trop petit pour elle, ou alors était-ce elle qui était trop grande pour ce monde ? Seule debout derrière ce comptoir les yeux dans le vide, ce n’était peut-être en réalité qu’une princesse couchée dans un immense et magnifique château, en plain cauchemar, plongée dans ce monde vide, coincée dans la peau d’une sorcière. Mais dans son regard on y lisait une résolution infaillible ; si elle était une sorcière alors elle les envoûterait tous et elle ferait de ce monde, aussi petit soit-il, son royaume.«
Clara serra le carnet sur sa poitrine, contre laquelle se heurtait à répétition son cœur emballé.
***
« Mon carnet ! Avez-vous trouvé mon carnet ? » demanda le vieil homme en se ruant vers la jeune femme qui venait d’apparaître d’une des rues adjacentes au bar.
Il avait passé toute la journée à l’attendre, à espérer sa venue, assis sur sa moto dans une impasse d’où il avait vue sur les alentours, dans l’espoir de retrouver son carnet. La veille après être rentrer chez lui tout trempé, il avait remarqué son absence et avait passer toute la nuit à retracer son parcours pour savoir où il aurait pu l’avoir égarer. Il avait conclu que ce ne pouvait qu’être durant l’altercation avec le colosse et avait espoir, ce qui le mena à faire le guet toute la journée priant de rencontrer la jeune femme ou le géant, plus enclin à la première éventualité qu’à la dernière. C’était donc avec soulagement et expectation qu’il s’avançait vers la jeune Clara, qui commençait à peine son service alors qu’il sonnait 5h du soir et que le soleil s’éloignait d’un pas lent mais sûr de l’horizon.
La jeune femme, décontenancée par la soudaineté de la situation, tarda à répondre au vieil homme qui, pris d’impatience la saisit par les épaules et la secoua sans délicatesse en continuant de hurler. « Je vous en prie avez-vous trouvé un carnet ? Il est noir, noir avec des pages jaunes, je vous en prie. » scandait-il, ses yeux reflétant l’obsession qu’il avait développée pour la femme du carnet.
« Clac ! » résonna la main de la jeune femme sur la joue du vieil homme. « Déjà ne me touchez pas ! » lui hurla-t-elle. Puis « Clac ! » fit la seconde gifle qu’elle envoya pour faire bonne mesure. « Maintenant ressaisissez-vous ! Je l’ai votre carnet », dit-elle sur un ton plus doux.
Le vieil homme fût en un premier temps désarçonné par la violence des gifles puis se rendit compte du manque de manières dont il avait fait preuve et s’en voulut.
« Sacrée poigne que vous avez là. Et désolé de vous avoir agressée » dit-il l’air mi-contrit, mi-amusé.
« J’ai connu pire. » répondit simplement la jeune femme, sans trahir aucune émotion, comme si elle énonçait juste une vérité ; et c’était ce que c’était, une vérité. « Par contre je ne l’ai pas sur moi votre carnet et là je dois aller bosser. » dit-elle en feignant de contourner le vieil homme. Ce dernier l’arrêta en passant devant elle, levant les mains en l’air pour signifier qu’il ne voulait aucun mal. « Je vous en prie j’en ai besoin. ».
La jeune femme lut de la détresse dans les yeux du vieil homme, et un peu de folie aussi, puis elle soupira. « Ils pourront bien fermer leur braguette pour encore quelques minutes je suppose » dit-elle en secouant la tête. « Aller suivez-moi, et rappelez-vous, je frappe très fort. », affirmation qu’elle appuya d’un regard sévère à l’endroit du vieil homme qui se caressa la joue en souriant. « Je m’en souviendrai. »
La jeune femme l’invita dans le studio, qui se résumait à un lit minuscule et une grande armoire blanche vers laquelle elle se dirigea. Elle se retourna et vu qu’il se tenait debout rigide au milieu de la pièce et elle sourit. « Asseyez-vous » lui dit-elle en indiquant une chaise installée devant une petite table pleine de feuilles.
Il s’exécuta et put distinguer sur la table, des dessins inachevés sur plusieurs feuilles éparpillées devant lui, des crayons et des feutres çà et là. Il se perdit dans la contemplation des œuvres et ne fût interrompu que par la voix de la jeune femme. « Tenez » dit-elle en lui tapotant l’épaule avec le carnet. Il saisit un peu hâtivement le carnet et faillit le laisser tomber, spectacle qui arracha un petit gloussement de gorge à la jeune femme ; un son clair et rafraîchissant comme le souvenir d’une époque heureuse.
« Vous êtes douée » dit-il en indiquant les dessins sur la table. La jeune femme arrêta de rire et repris une expression impassible ; elle ne répondit pas.
Le vieil ne sachant plus quoi faire maintenant qu’il avait son carnet, décida qu’il était temps de prendre congé et fit mine de se lever avant d’être interrompu par la douce voix de la jeune femme.
« Je l’ai lu. » lança-t-elle brusquement et le vieil homme se figea. Personne ne l’avait jamais lu. Non pas que l’envie ne l’avait jamais traversé, au contraire il avait tant rêver de devenir auteur à succès, de faire connaître ses œuvres à tant de gens. Il ne se rappelait plus trop pourquoi il ne s’était jamais lancé ; jusqu’à ce que les lueurs de réalité viennent dissiper les nuages dans lesquels sa tête pleine de rêves pataugeait.
« Vous la connaissiez n’est-ce pas ? » demanda la jeune femme qui s’était assise sur le lit, en face du vieil homme. Ce dernier ne répondit pas ; elle insista. « Qu’est-ce qu’elle est devenue ? A-t-elle réussi ? Vous la connaissiez j’en suis sûr. ». Elle se leva et lui prit le carnet des mains, tellement vite qu’il n’eut pas le temps de réagir. Il resta assis à la regarder le feuilleté jusqu’à s’arrêter à un passage qu’elle se mit à lire.
« Lorsque la sorcière chantait elle aimait regarder dans les yeux de ses sujets, contempler l’influence qu’elle avait sur eux, elle se nourrissait de ce dévouement, telle la sorcière qu’elle était. Une fois pendant qu’elle s’adonnait à ce petit plaisir, elle remarqua l’un d’entre eux en particulier, un homme qui tenait un carnet en cuir noir et qui l’observait, à l’instar des autres auditeurs, mais pas avec admiration mais d’un regard scrutateur ; cela l’intrigua. A la fin de sa prestation et après qu’elle se fût abreuver des acclamations du public toujours croissant que lui fournissait le bar, elle s’approcha de l’homme occupé à prendre des notes dans son carnet.
« Qu’écrivez-vous ? » lui demanda-t-elle.
« Une histoire. » dit-il sans trop savoir quoi répondre d’autre.
« Une romance peut-être ? J’adore les romances ! » lui répondit-elle toute enjouée.
« Si mes personnages le veulent bien ça en sera une.«
« Vos personnages ? N’est-ce pas vous qui décidez ?«
« Non, car mes personnages sont vivants, et je ne suis que le narrateur de leur vie. Un observateur discret mais scrutateur. Et parfois même, ils me remarquent, ils viennent me parler«
La sorcière se mit à sourire, laissant le jeune homme sans voix devant sa beauté. « Voudriez-vous écrire la mienne ? » dit-elle plaisantant visiblement.
« Et quelle genre d’histoire ce sera ? » demanda l’homme avec un grand sérieux.
La femme ne s’arrêta pas de sourire, non il devint d’autant plus radieux quand elle leva la tête vers le plafond du bar, ses yeux ayant l’air de voir plus loin, de voir le monde et elle affirma : « Une comédie musicale romantique », puis elle se leva et se dirigea vers le comptoir en chantant et en virevoltant. »
« C’est vous n’est-ce pas ? L’homme dans ce passage. C’est bien vous. » affirma Clara l’air confiante de ce qu’elle avançait. Et comme le vieil homme ne répondait toujours pas elle continua. « Alors qu’est-ce qu’elle est devenue ? Elle l’a fait ? » demandait-elle, le regard plein d’espoir.
« C’est ce que j’essaie de savoir, c’est ce qui m’a mené jusque dans ce quartier hier. Je n’en sais pas plus que vous. La dernière fois que je l’ai vu elle travaillait toujours au bar de la rue.
« Au bar de la rue » chuchota Clara qui était comme perdue dans ses pensées. « N » ajouta-t-elle en effleurant du doigt la couverture du carnet. « S’appelait-elle Naëli? ».
Le vieil homme eut un hoquet de surprise et se leva brusquement, faisant basculer la chaise sur laquelle il était assis. Il s’approcha subitement de la jeune femme, mais s’arrêta dans son geste pour la saisir puis se mit à balbutier. « V…Vou…Vous la connaissiez ? Où est-elle ? ».
Clara ne répondit pas, elle baissa la tête et fût prise d’un immense chagrin. En lisant le carnet elle s’était vue en cette femme, pourchassant ses rêves dans un monde qui faisait tout pour l’enchaîner. Elle avait finit par développer l’idée que si cette femme, eut-elle jamais existé quelque part,avait réussi, elle le pourrait aussi. Pouvoir enfin finir ses œuvres et tenter sa chance, quitter cet enfer. Qui aurait pu croire qu’il s’agissait de la même Naëli ?
Elle leva les yeux et croisa ceux du vieil homme, pleins d’espoir et elle sût qu’elle allait le briser.
« Oui je la connaissais, pas de l’époque où elle travaillait au bar, mais de celle où elle travaillait juste à côté. Rodriguo venait de me prendre sous son aile et il m’avait présentée à son ancienne protégée. Une femme d’âge mûr assez jolie tant qu’on ne remarquait pas la cicatrice qu’elle portait le long du cou. Un client un peu trop bourré et un verre cassé, un accident apparemment. Elle en avait échappé de justesse mais elle avait fini avec les cordes vocales endommagées. Elle n’était pas totalement muette mais elle pouvait à peine émettre quelques sons indistincts, encore moins chanter. »
« NON ! » s’écria le vieil homme, s’éloignant à reculons de la jeune femme comme si cela effacerait tout ce qu’elle venait de lui révéler. « Non,non, non, non,non » répétait-il s’arrachant presque les cheveux en tirant si fort dessus.
La jeune femme regarda l’homme devant elle, ça serait dur mais elle lui devait la vérité, toute la vérité. « Des fois je la croisais assise seule dans le noir à émettre des petits sons rythmés. Maintenant je me rends compte qu’elle essayait de chanter, elle n’avait pas abandonner même avec les cordes vocales en compotes. Mais cela ne dura pas éternellement. Je n’ai jamais su ce qui l’avait poussé à bout, mais un soir pendant qu’on était au bar à la recherche d’éventuels clients, subitement elle se figea là devant le nouveau juke-box qui venait d’installer et poussa un cri si fort. Puis elle s’enfuit. Peut-être était-ce ça, ce foutu juke-box, le voir là où elle avait dû se tenir auparavant, remplacée par une foutue machine. Ce soir là Rodriguo la retrouva dans sa salle de bain, la gorge tailladée, morte. »
Le vieil homme resta un moment silencieux, les yeux et le cœur vides. Il se dirigea lentement vers la porte et sortit ; Clara ne le retint pas.
Quand le vieil homme sortit dehors il vit qu’il s’était mis à pleuvoir mais peu lui importait. Il s’était servi du peu de force qu’il lui restait pour dévaler les escaliers du bâtiment et il resta juste là figé, les gouttes de pluie se glissant à travers sa longue chevelure grise.
Ploc ! Ploc ! entendit-il au-dessus de sa tête. Il la leva et reconnut son parapluie, Clara se tenait à ses côtés, sans un mot. Ils restèrent ainsi un long moment puis contre toute attente ce fût lui qui brisa le mur invisible qui se formait peu à peu.

« En vérité toutes les histoires se terminent ainsi n’est-ce pas ? Ce qui se passe après l’épilogue et qu’on ne nous montre pas, la mort, indéniable, omniprésente. Même cette histoire où un dieu descend parmi les hommes, ils réussissent quand même à le mettre à mort. En bons humains nous détruisons tout ce que nous touchons, ruinant ce qu’il y a de plus beau. À quoi bon écrire des histoires si elles se finissent toutes de la même manière ? ».
Il avait parler si bas que Clara ne l’aurait pas entendu s’ils ne se trouvaient pas si proches l’un de l’autre, là au milieu de l’averse qui se faisait plus battante.
« Je ne sais pas. Personnellement j’adore les histoires qui se finissent bien. Quel intérêt d’écrire une histoire qui reflète la réalité, on y vit déjà. Je veux une histoire d’un homme qui touche toutes les créatures de part la beauté de ses mots, d’une femme qui envoûtait le monde de part son chant, ou d’une autre qui réussissait à révéler la beauté cachée derrière toutes les couches de crasses qui recouvrent ce monde, armée de son crayon. ».
Clara ne savait pas d’où lui venait toute cette fougue, peut-être était-ce à l’idée de savoir qu’ils étaient plusieurs là dehors, plusieurs qui continuaient à rêver de rêves trop grands pour que ce monde puisse les contenir. Et dans un élan soudain elle lui demanda,« Voudriez-vous écrire la mienne ? ».
Le vieil homme pencha la tête et plongea dans les yeux de la jeune femme et il comprit que ce qu’il avait poursuivi ces dernières 24h n’était pas Naëli ; c’était cette lueur qui brillait dans les yeux de Clara. Celle qu’il avait vue briller ce soir dans ce bar, malgré l’obscurité ambiante, cette lueur qu’il avait peut-être eue un jour ; et il sourit.
« Et quel genre d’histoire ce sera ? » demanda-t-il en retour.
« Une histoire d’amour bien sûr, tout le monde aime les histoires d’amour ».
Merci pour cette histoire, j’ai pris grand plaisir à la lire !
Haha merci j’ai pris plaisir à l’écrire aussi. Et désolé de la réponse tardive, je me perds encore sur mon propre site. 😉
Juste waoh. J’ai voyagé, j’ai souri et j’ai pleuré. Merci pour ce style magnifique, cette simplicité et cette beauté. Un grand merci. Surtout j’ai hâte de lire ton prochain écrit.
Hey! Ravis que cette histoire t’ai plu! Maman regarde-moi je fais pleurer des gens sur internet !! Yay (non sérieusement pleures pas 😉 )
Magnifique narration.
Toujours aussi déprimante quand même…